Rosé en Gascogne : Discrétion, Racines et Renouveau

24/09/2025

Couleur discrète, histoire profonde : le paradoxe du rosé gersois

Dans l’imaginaire collectif, la silhouette d’une bouteille de rosé se teinte volontiers des nuances d’Aix ou de Provence, de Méditerranée fraîche et lumineuse. Et pourtant, dans les paysages ondulés du Gers, ce rosé-là possède une histoire bien à lui — plus effacée, parfois confidentielle, mais savoureuse et authentique. Son histoire se lit comme celle d’une couleur à peine affirmée, tantôt issue de gestes anciens, tantôt renouvelée par la main de jeunes vignerons. Ici, le rosé semble toujours s’être tenu en retrait, discret témoin d’un terroir d’abord voué aux blancs d’armagnac et aux rouges charnus.

Comment comprendre cette discrétion ? Peut-on parler de tradition du rosé en Gascogne, ou bien ce vin n’a-t-il franchi les portes des chais gersois que tardivement, poussé par l’air du temps ? Avant de répondre, il faut regarder du côté des cépages, des usages ruraux et des mutations du vignoble gascon.

Un pays de blancs et de rouges : la place marginale du rosé dans le Gers historique

Le Gers, c’est d’abord un creuset de blancs secs ou moelleux (Colombard, Ugni blanc, Gros Manseng), taillés pour l’armagnac ou l’IGP Côtes de Gascogne, et de rouges puissants, hérités de la tradition du Madiran tout voisin (Tannat, Cabernet franc, Cabernet sauvignon, Merlot). L’histoire du vin y balance, dès les premières heures du Moyen Âge, entre distillation pour les eaux-de-vie et consommation locale de piquettes rouges ou sombres.

Le vin rosé, dans cette cartographie, entretient des liens ambigus avec la notion même de “vin de soif” ou “vin gris”. Jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, le rosé gersois prend rarement la lumière ; il n’occupe jamais une place centrale dans la viticulture d’appellation. On le boit lors des fenaisons, des moissons, quand les ouvriers ou paysans réclament un vin léger — ni trop noir, ni trop clair, facile à boire sous le soleil de juin. Cette tradition orale demeure marginale mais vivace dans les mémoires rurales.

On trouve ainsi, dans le glossaire paysan, des traces du “claret” ou “vin gris”, élaboré à partir des premiers jus de presse de raisins rouges, souvent non éraflés, issus de cépages comme le Fer servadou ou le Bouchalès. Le rosé était alors un sous-produit, un vin de passerelle, boisson d’appoint plus qu’expression du terroir.

Ces usages font écho à la France entière, où le rosé fut longtemps consommé, mais rarement revendiqué, ainsi que le rappelle l’ouvrage La France du rosé (Jean-Robert Pitte, 2022).

Le tournant du XXe siècle : essor, mutation et nouvelles pratiques

Il faut attendre les années 1970-1980 pour voir le Gers s’ouvrir timidement à la production de rosés affichés comme tels, notamment avec la montée en puissance de l’IGP Côtes de Gascogne, créée en 1981. À cette date, la demande nationale explose : de 4% de la production nationale de vin en 1990, le rosé va rapidement représenter plus de 17% dans les années 2010 (source : Conseil Interprofessionnel des Vins de Provence, CIVP).

Dans les chais gersois, cela change la donne. Les coopératives (notamment Plaimont, qui rassemble dès 1979 la force collective du Saint-Mont, du Madiran, des Côtes de Gascogne) encouragent la production de rosés, d’abord pour écouler certains excédents de vendange rouge et répondre à une clientèle plus jeune, urbaine, souvent estivale. Plusieurs domaines pionniers, tel que le Domaine Charron à Lias-d’Armagnac ou le Domaine de Pellehaut à Montréal-du-Gers, amorcent une évolution stylistique : rosés plus pâles, travaillés en pressurage direct, récupérant finesse et acidité.

Certains chiffres illustrent la progression : selon l’Association des vins de Gascogne, la surface plantée pour la production de rosé est passée de moins de 300 hectares au début des années 1990 à près de 1 100 hectares début 2020 — soit près de 8% de la surface viticole du département (Vins Côtes de Gascogne). Le rosé prend sa place dans les lignes d’embouteillage, avec un engagement sur la qualité : filtrations précises, maîtrise des températures, sélection parcellaire plus fine, et étiquettes qui n’hésitent plus à jouer la modernité.

Cépages et paysages : l’identité gersoise du rosé

Ce qui fait la singularité du rosé gascon, c’est d’abord l’assemblage éclectique de cépages. Ici, les rouges (Tannat, Merlot, Cabernet franc, Cabernet sauvignon) croisent le chemin de cépages plus "blancs" dans l’âme, au niveau aromatique (Gros Manseng ou Ugni blanc en appoint, notamment sur certains rosés de presse). Le Tannat, cépage signature, amène droiture et belle charpente, mais demande de la subtilité.

L’assemblage type d’un rosé gersois se compose ainsi :

  • Merlot. Apporte rondeur, fruits mûrs, charnus, une bouche soyeuse.
  • Cabernet franc. Très expressif, notes de poivron frais, de groseille, de framboise.
  • Cabernet sauvignon. Structure, couleur, notes finement végétales ou épicées.
  • Tannat. Caractère, acidité, légère note poudreuse lorsqu’il est bien maîtrisé.

Dans le verre, cela donne des rosés qui oscillent entre deux pôles : la fraîcheur tranchante des gazouillis printaniers d’un matin sur la Baïse, et la gourmandise du fruit pur, mûr, parfois confituré, rappelant les journées de fin d’été où la vigne s’alanguit sous la brise du sud.

On observe aussi, chez certains vignerons, des tentatives de revenir vers les gestes "gris" du passé : macérations très brèves, pressurages directs, élaborations de rosés de saignée issus de vendanges nocturnes (pour préserver la tension aromatique), travail en amphores ou en cuve béton — autant de choix qui tracent un chemin propre à la Gascogne.

Entre vins de fête et ambitions gastronomiques : usages actuels du rosé gersois

Autre mutation remarquable : la revalorisation du rosé à table. Autrefois cantonné à l’apéritif ou aux pique-niques ensoleillés, le rosé de Gascogne se glisse aujourd’hui dans les cartes des restaurants du Sud-Ouest, en écho à ses arômes de fraise Gariguette, de bonbon anglais, ou de pamplemousse rose.

  • La Maison Gajan, à Auch, propose désormais des accords entre magret de canard séché, ceviche de truite de Banka et rosé de Cabernet franc, cherchant toujours la fraîcheur contre l’ampleur des goûts locaux.
  • Plaimont Producteurs a même développé une gamme entière (Rosé d’Enfer, Rosé Pacherenc) taillée pour la cuisine d’été, mais aussi pour des plats plus affirmés (axoa, garbure revisitée, ribs de cochon noir gascon).

Le succès commercial suit : les ventes de rosé en grande distribution, sur l’appellation IGP Côtes de Gascogne, connaissent une hausse constante depuis 2015 (+32% de volume entre 2015 et 2022, source : Sud Ouest), profitant de l’engouement général pour ce vin estival, mais aussi du dynamisme touristique du département.

Saisons du rosé : climat, terroir et contraintes

Le rosé gersois, comme tous les vins "climatiques", dépend d’un contexte particulier. Les collines du Gers voient se succéder des étés de plus en plus chauds, des pluies parfois diluviennes en juin, et des vendanges précoces ou tardives selon la caprice de l’année. Cette variabilité marque la nature même des jus produits : acidité très vive en année fraîche, sucrosité marquée dans les millésimes solaires.

Ainsi, le millésime 2016, par exemple, a donné des rosés particulièrement expressifs en fruit primeur, mais relativement légers en acidité, là où 2021, plus frais, a offert une tension acide remarquable, parfois au détriment du fruit.

  • Altitude : les terroirs les plus en hauteur (jusqu’à 220m sur les coteaux de Condom) favorisent l’équilibre entre maturité des sucres et maintien de l’acidité.
  • Sol : argiles graveleuses et boulbènes produisent des rosés plus colorés, plus concentrés.
  • Exposition : l’orientation sud-est, dominante dans les vignobles de Vic-Fezensac et Nogaro, garantit maturité, mais force les vignerons à choisir des vendanges matinales, voire nocturnes, pour saisir la fraîcheur.

Les distinctions techniques jouent aussi leur partition : la plupart des rosés gersois sont élaborés en pressurage direct pour limiter l’extraction de couleur et de tanins, alors que certains domaines tentent le rosé de saignée pour plus de matière, cherchant à séduire une clientèle amatrice de rosé “gastronome”.

Nouvelles générations, autres horizons

Depuis une dizaine d’années, des initiatives surgissent, qui veulent réactualiser la tradition du rosé. Des collectifs de jeunes vignerons (notamment, l’association Les Vignerons Indépendants de Gascogne, ou le collectif "Fous de Gascogne") misent sur l’innovation : rosés naturels sans sulfites ajoutés, élevages partiellement sous bois, cuvées mono-cépage, voire expérimentation de cépages oubliés (Fer servadou, Manseng noir, Abouriou) — tout un laboratoire discret, mais gourmand de nouveauté.

Quelques domaines se détachent :

  • Domaine de L’Herre, à Montestruc-sur-Gers : rosé issu d'une saignée de Tannat, lavande et cerise griotte à la dégustation.
  • Château du Pouey, à Viella : travail sur le Manseng noir vinifié en rosé, tension et minéralité.
  • Domaine de Tariquet : gamme "Premières Grives rosé", dont le succès commercial assoit la notoriété du rosé gersois hors frontières régionales.
Les salons (Floc en Fête à Eauze, Printemps des vins de Gascogne à Vic-Fezensac) offrent désormais une place de choix aux rosés, aux côtés des blancs et des rouges.

L’avenir en rose : discrétion et promesses gersoises

Le rosé gersois demeure un vin de passage, d’équilibre fragile entre héritage discret et renouvellement contemporain. Sa place, longtemps marginale, traduit la singularité d’une terre qui n’a jamais cherché à coller aux modes, mais à travailler sa propre rumeur sensorielle – celle d’un vin vif et tendre, à l’image des paysages du Gers, où chaque bouteille raconte une saison, un geste ou une conversation reprise sous l’ombre d’un chêne têtard.

Si son avenir se construit à petit pas, le rosé de Gascogne ne cesse de s’affirmer, trouvant peu à peu sa couleur propre dans le subtil camaïeu de la tradition gasconne.

Sources :

  • Jean-Robert Pitte, La France du rosé, Tallandier, 2022
  • CIVP (Conseil Interprofessionnel des Vins de Provence), Statistiques 2021-2022
  • Association des Vins de Gascogne, Plaimont Producteurs
  • Sud Ouest, "Le rosé de Gascogne au cœur de l’été", 2023
  • https://www.vins-cotes-gascogne.fr/
  • Entretiens avec vignerons locaux recueillis par la rédaction (2020-2024)

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