Bulles discrètes et empreintes profondes : l’effervescence cachée du Gers

24/10/2025

L’effervescence dans le Gers : entre oubli et réinvention

Le mot “vins effervescents” évoque aussitôt Champagne, Crémant, et depuis peu Prosecco ou Cava. Rarement le Gers se voit associé à la légèreté festive des bulles. Ici, c’est le long silence de l’Armagnac qui couvre les coteaux, le bruit feutré des barriques, la lumière trouble des chais. Pourtant, derrière ce voile, le Gers a ses propres bulles, parfois confidentielles, toujours empreintes de singularité. Leur histoire, épousant soubresauts techniques et mouvements économiques, nous invite à relire autrement le palimpseste viticole gascon.

Les origines : bulles et traditions gasconnes

L’histoire des vins effervescents du Gers demeure discrète, presque insaisissable à qui cherche des grandes dates fondatrices ou des familles historiques comme dans la Marne. Selon les archives départementales (Archives départementales du Gers : Dossier agriculture et commerce, section viticole), les premières références à des vins “mousseux” apparaissent tardivement, au tournant du XIX siècle. Elles concernent des essais, anecdotiques, avec le Colombard ou l’Ugni Blanc, deux cépages rois de la région – bien loin, alors, d’une tradition installée.

Il faut dire que la Gascogne s’organise longtemps autour de trois grands pôles : le vin “tranquille” (jusqu’à la crise du phylloxéra), le Floc de Gascogne (muté, plus moelleux), et surtout l’Armagnac. La possibilité d’obtenir des bulles à partir de vin de base apparait d’abord comme une curiosité, voire une plaisanterie face à la rigueur nécessaire à la distillation. Il n’existait pas, jusqu’au XX siècle, d’aire dédiée à l’élaboration de vins effervescents (source : Claude Dufresne, Histoire des Vins de France, Editions Robert Laffont).

L’influence extérieure et les premières tentatives

Quelques familles issues du Languedoc ou de Champagne, migrantes à la faveur de la crise du phylloxéra (fin XIX – début XX siècle), importent sporadiquement du matériel et des savoir-faire. Leur but : s’adapter aux nouveaux marchés, explorer de nouveaux débouchés pour des vignobles décimés. Le Gers expérimente brièvement la deuxième fermentation en bouteille pour tirer profit de ses cépages aromatiques, mais ces aventures restent marginales et difficiles à rentabiliser.

  • Absence d’infrastructure pour la prise de mousse
  • Peu de marchés locaux intéressés
  • Compétition féroce avec les régions traditionnellement productrices de mousseux

Techniques, cépages et savoir-faire : le défi de l’adaptation

Ce n’est véritablement qu’à partir des années 1970-80 que le Gers, profitant de l’essor de la notoriété du “Côtes de Gascogne”, s’intéresse plus sérieusement à la vinification effervescente.

Le choix des cépages : une identité à inventer

Les cépages phares du Gers –Ugni Blanc, Colombard, Gros Manseng, Sauvignon –, traditionnellement destinés à la distillation ou à l’export en vins secs fruités, montrent alors un potentiel pour les vins effervescents, porté par leur acidité naturelle et leur expressivité aromatique. Cependant, définir une identité relève du jeu d’équilibriste face aux standards fixés par Champagne et les Crémants voisins (Crémant de Bordeaux notamment).

Les vignerons-chercheurs – ils sont une poignée, situés autour de Vic-Fezensac, Eauze, ou Condom – testent à la fois la méthode traditionnelle (champenoise) et la méthode de cuve close (Charmat), principalement selon les volumes visés et la philosophie recherchée :

  • Méthode traditionnelle : production artisanale, bulles fines, travail en lots limités.
  • Charmat (cuve close) : volumes plus importants, bulles plus marquées, profils aromatiques exubérants.

La région bénéficie alors aussi d’une technicité en pleine évolution : amélioration des levures, contrôle des températures, affinage des presses. Autant d’outils qui, alliés à la fraîcheur naturelle du climat gascon, vont permettre de composer des vins pétillants nettes et précis – bien loin des vins “pétillants” rustiques qui apparaissaient parfois par accident jusque dans les années 1960.

Le cas du Floc pétillant et des effervescents atypiques

Si la tradition veut que le Floc de Gascogne soit tranquille, certains vignerons s’aventurent occasionnellement sur la voie du “Floc pétillant”, à travers des micro-cuvées ou des éditions limitées à la demande de restaurants locaux. Ces démarches restent toutefois confidentielles et régulées, l’AOC n’autorisant, à ce jour, aucun Floc effervescent reconnu officiellement (source : INAO, réglementation Floc de Gascogne).

Une géographie des bulles : où trouver les effervescents du Gers ?

La réalité des vins mousseux gascons, c’est l’emplacement : une cartographie intime, loin des logiques industrielles ou touristiques de masse.

  • Vignobles proches de l’Adour : fraîcheur, acidité, parfaits pour des bases effervescentes légères.
  • Coteaux d’Eauze, Condom, Vic-Fezensac : expérimentations sur l’Ugni Blanc, vignes plantées sur des sables fauves donnant des vins droits, ciselés.
  • Projets collectifs, comme la Cave de Plaimont, qui réalise parfois des cuvées mousseuses pour le marché local ou d’exportation limitée.

Aujourd’hui, une dizaine de domaines se distinguent : le Domaine de Pellehaut avec son “Harmonie de Gascogne Bulles”, le Domaine de Polignac à Lagraulet-du-Gers, ou encore la cave coopérative de Saint-Mont et ses essais sporadiques de mousseux rosé à base de Tannat et de Pinenc. Leur production reste en deçà de 2% du volume total des vins du Gers, soit environ 6 000 à 7 000 hectolitres par an selon les chiffres 2022 (source : Interprofession des Vins de Gascogne, vins-cotes-gascogne.fr).

Marchés, reconnaissance et défi d’image

Une bulle loin des projecteurs

La faible production d’effervescents tient à plusieurs facteurs :

  1. Un héritage commercial concentré sur l’Armagnac et les vins blancs tranquilles d’exportation (80% de la production expédiée à l’international, en premier lieu aux Pays-Bas, Allemagne, Belgique – source : Plaimont Producteurs, rapport 2023).
  2. L’absence d’une IGP ou d’une AOP “effervescente” spécifique, contrairement à Limoux, Die ou à la Loire. Ceci limite la valorisation et la notoriété.
  3. L’association locale du vin pétillant à un usage festif moins ancré dans les rituels gascons traditionnels : ici, les fêtes s’arrosent de blanc sec, de Floc ou d’Armagnac – le mousseux est longtemps resté l’apanage du “vin pour touristes”.

Renouveau récent et recherches d’identité

Depuis la décennie 2010, l’intérêt pour les bulles à la mode “nature” ou de zone émergente suscite un regain pour les petits mousseux du Sud-Ouest, relayé dans la presse spécialisée (source : La Revue du Vin de France, dossier “Les nouveaux mousseux français”, 2021). Certains vignerons revendiquent désormais l’élaboration de “pét-nats” (pétillants naturels), non filtrés, sur des micro-parcelles réhabilitées, accentuant la dimension artisanale et la notion de terroir.

Le public recherché ?

  • Les curieux urbains fuyant la standardisation des bulles industrielles.
  • Les restaurateurs à la recherche d’accords décalés (un mousseux de Colombard sur une volaille confite, par exemple : une redécouverte du terroir par la légèreté).
  • La diaspora gasconne, avide de retrouver “le goût de la terre”, même sous la forme inhabituelle d’un vin à fines bulles.

Les vins effervescents du Gers aujourd’hui : entre humour, audace & discrétion

Si la Gascogne n’a jamais fait de la bulle sa bannière, elle offre aujourd’hui quelques cuvées singulières, à l’image du tempérament local : francs, floraux, parfois excentriques, jamais prétentieux. Ces vins sont le fruit d’une terre à expérimenter sans relâche, d’un climat favorisant fraîcheur et vivacité, et d’une envie - discrète mais sincère - de s’inscrire à contre-courant des modèles dominants.

Bulles “à l’ancienne” élaborées suivant la méthode rurale, crémants de Colombard ciselés pour la haute gastronomie, ou pétillants naturels jouant la carte de la spontanéité : les vins effervescents du Gers restent une parenthèse confidentielle mais authentiquement gasconne. Les visiter, c’est choisir l’écart, le murmure, une élégance non ostentatoire.

Face à la tentation de la simplification commerciale, la “bulle gersoise” se révèle comme une invitation au détour. Connaître ses racines historiques, ses contraintes et sa fragilité, c’est mieux comprendre la palette du Sud-Ouest et, peut-être, s’aventurer hors des sentiers battus du vin français, à la recherche de l'inattendu.

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