Sous la peau des cépages du Gers : histoire vivante et goût retrouvé

02/06/2025

Au cœur des vignes gasconnes : redécouvrir l’identité des cépages oubliés

Un vent doux fait frissonner les paupières argentées d’un rang de colombard. Le soleil, déjà haut, caresse la terre brune, révèle la mosaïque des cépages ancestraux et souligne la vigueur tranquille d’un patrimoine méconnu. Le Gers cultive dans ses replis des cépages dont la mémoire collective s’est parfois émoussée. Pourtant, c’est là, dans ces ceps burinés, que demeure l’âme profonde des grands vins gascons. Si le pays d’Armagnac a longtemps volé la vedette à ses voisins, il offre une diversité insoupçonnée prête à s’offrir comme un bouquet à qui sait la reconnaître.

Colombard : la trame fraiche des blancs gascons

Parmi les noms qui roulent dans la bouche du vigneron gersois au lever du brouillard, le Colombard occupe une place à part. Installé sur ces terres depuis au moins le XVIII siècle (source : INAO), il fut longtemps favorisé pour l’Armagnac, avant que la fièvre du blanc sec ne le propulse au rang d’emblème. Sa vigueur, parfois difficile à dompter, n’est pas un défaut mais une promesse : celle de l’acidité, de la fraîcheur, du fruit blanc croquant.

  • Profil aromatique : Groseille, agrume, une pointe florale, nèfle, et, dans sa jeunesse, une tension minérale qui réveille le palais.
  • Caractéristiques techniques : Préfère les sols argilo-calcaires, sensible à l’Oïdium mais résistant au botrytis ; maturation précoce permettant une récolte dès début septembre selon les années.
  • Répartition : Plus de 7 000 hectares en Gascogne (source : FranceAgriMer 2023), faisant du Gers la première région de Colombard au monde.

Le Colombard illustre ce que la Gascogne sait faire de mieux : habiller la simplicité d’un éclat vibrant. Lorsqu’il est vinifié avec précision, sans excès de soufre ni de bois, il restitue dans le verre le matin de la vigne : net, tonique, d’une buvabilité rare.

Le chant exubérant du Gros Manseng

Faut-il voir dans le Gros Manseng le cépage blanc le plus expressif du Gers ? L’interrogation n’est pas anodine, tant ce cousin du Petit Manseng concentre, dans ses baies épaisses et gorgées de soleil, toute l’énergie du piémont pyrénéen. Autrefois réservé aux vins doux et à la distillation, il a trouvé, depuis trente ans, un nouvel élan dans la production de vins blancs secs, électrisants d’arômes et de personnalité.

  • Aromatique éclatante : Fruits tropicaux (ananas, mangue), zeste d’orange sanguine, épices douces, parfois une touche saline.
  • Cultivé majoritairement dans le Bas-Armagnac : le terroir sablo-limoneux lui confère une chair pulpeuse, plus volumineuse qu’ailleurs.
  • Puissance naturelle : Degré potentiellement élevé, acidité structurante, donnant des vins qui supportent la garde (5 à 10 ans pour les meilleurs).

Le Gros Manseng pose sur la langue un bouquet d’épices et de fruits mûrs, tout en maintenant un fil de fraîcheur, signature de la Gascogne atlantique. Sa popularité récente tient à sa capacité à offrir des vins à la fois intenses et abordables, loin de certaines modes écrasantes.

Petite histoire et grand rôle du Petit Manseng

Le Petit Manseng, plus rare dans le Gers que chez ses cousins béarnais, occupe cependant une niche précieuse. Sa peau particulièrement épaisse, sa concentration en sucres naturels, en font le candidat idéal pour les doux et moelleux.

  • Récolté surmûri : Vendanges généralement tardives, de la mi-octobre à la mi-novembre (source : Vins du Sud-Ouest).
  • Utilisé pour : Les « moelleux » et « liquoreux » régionaux dont la sucrosité naturelle épouse une trame acide structurante, évitant toute lourdeur.
  • Notes spécifiques : Abricot sec, miel d’acacia, écorce d’orange confite, et parfois une délicate note de gingembre.

Si on le cultive encore modestement (moins de 300 hectares dans le Gers, soit 10 fois moins que dans le Jurançon, source : FranceAgriMer), sa capacité à traverser le temps et à offrir des accords insoupçonnés (bleu de brebis, pâtisserie aux amandes…) en font une perle à raviver.

Baco Noir : résilience et avenir menacé

Nulle exploration des cépages autochtones gersois ne saurait ignorer le Baco Noir (ou Baco 22A), hybride singulier et enfant de la crise du phylloxéra, né du croisement de Folle Blanche et de Noah sous la main d’un instituteur, François Baco. S’il évoque surtout l’Armagnac (qui lui doit sa renaissance dès 1902), il fut aussi vinifié seul ou en assemblage dans des rouges souples et rustiques.

  • Adapté aux sols difficiles : Tolère bien l’humidité et les sols pauvres.
  • Productivité : Forte (trop, diront les détracteurs), expliquant parfois des vins jugés dilués si la maîtrise n’est pas là.
  • Situation actuelle : Son avenir est incertain, menacé par la législation européenne et la volonté de promouvoir les cépages « vitis vinifera » purs ; moins de 1 500 hectares subsisteraient dans le Gers, essentiellement pour l’Armagnac (source : BNIA).

Le débat reste ouvert : faut-il conserver le Baco pour son héritage (il a sauvé des familles de la ruine, constitué l’identité du Bas-Armagnac) ou entériner sa disparition au profit des « purs » ? Nombreux sont ceux, parmi les vignerons les plus engagés, qui militent pour sa préservation en témoignant de ses qualités lorsqu’il est bien conduit.

Arrufiac : le fantôme doré des assemblages gascons

Plus confidentiel, le cépage Arrufiac appartient à la famille des cépages blancs aromatiques du Sud-Ouest. Son nom, probablement dérivé du mot occitan « ruffiac » signifiant « fauve », fait écho à la couleur dorée des vins qu’il produisait jadis en grande quantité dans le Gers.

  • Unique : À la fois discret et fondamental dans les assemblages de Pacherenc du Vic-Bilh (à la frontière occidentale du Gers), il apporte fraîcheur et vivacité, tout en supportant de hautes acidités.
  • Rare : Aujourd’hui, il n’en resterait qu’une trentaine d’hectares dans le Gers, cultivés par des irréductibles (source : Sud-Ouest Viti).
  • Historiquement utilisé : Essentiel pour équilibrer les cépages plus riches comme le Petit ou le Gros Manseng.

L’Arrufiac transporte une sorte de nostalgie, un souvenir lumineux de l’ancien temps. Sa discrétion lui a valu l’oubli, mais il mérite d’être replanté, travaillé en finesse – il excelle seul ou en soutien, dans les blancs secs tendus ou les moelleux très frais.

Saint-Côme : énigme gersoise et résurgence passionnée

Il y a des cépages qui sommeillent comme une légende dans la mémoire viticole. Le Saint-Côme, presque disparu, renaît par la volonté farouche de quelques vignerons d'Aignan ou de Sarragachies. Ce cépage rouge aux grappes compactes est à la Gascogne ce que le Pinot Meunier est à la Champagne : un élément d’oubli, mais à la typicité fascinante.

  • Différences marquantes : Peau épaisse, forte acidité, structure tannique puissante mais fine, adaptation aux pentes et aux climats les plus frais.
  • Vinification rare : Majoritairement vinifié en micro-cuvées ou en assemblage pour tester son potentiel ; profils évoquant la cerise noire, la pivoine, la réglisse.
  • Nouveau souffle : Quelques hectares replantés ces dernières années, pour sauver le patrimoine génétique local (source : Conservatoire du Vignoble Armagnacais).

Reconnaître le Saint-Côme, c’est remonter le temps, travailler au service d’une typicité à la fois gouleyante et vibrante – il sait allier la rusticité et la grâce de cette terre gasconne.

Accorder la table et le terroir : suggestions pour cépages gascons

Le plaisir de la redécouverte ne se limite jamais à la seule dégustation. Les cépages autochtones du Gers offrent une mosaïque d’accords insoupçonnés pour qui veut sortir des sentiers battus :

  • Colombard sec & huîtres d’Arcachon : L’acidité et le croquant du cépage rehaussent la saveur iodée et la tendreté des huîtres.
  • Gros Manseng sec & poulet fermier rôti : L’ampleur fruitée accompagne la rondeur de la volaille sans dominer ses sucs.
  • Petit Manseng moelleux & fromage de brebis affiné : L’onctuosité du vin fait écho au gras du fromage, les arômes de fruits confits relèvent le tout.
  • Arrufiac & sashimi de dorade royale : Acidité tranchante, notes citronnées : audacieuse alliance France-Japon.
  • Baco noir rouge primeur & piperade basque : La rusticité des tannins répond aux saveurs franches des poivrons et du jambon de Bayonne.
  • Saint-Côme rouge et magret de canard poêlé : La chair dense du canard fait place à l’énergie tannique du Saint-Côme, les notes florales et réglissées prolongeant l’accord.

Ouvrir une bouteille de ces cépages, c’est inviter sur la table le souvenir vivant d’une Gascogne à la fois sauvage et apprivoisée.

À l’épreuve du verre : reconnaître les vins issus de cépages anciens

La dégustation d’un vin issu de cépages autochtones gascons requiert plus de patience que de science. On peut cependant esquisser quelques axes de reconnaissance :

  1. Arômes directs (Colombard, Gros Manseng) : zeste, agrumes, fruits blancs, pointe de gaz lorsqu’ils sont jeunes, nerveux et toniques.
  2. Structure atypique (Petit Manseng, Arrufiac) : alliance rare de sucre résiduel, d’acidité marquée, longueur souvent supérieure à la norme pour des moelleux « paysans ».
  3. Rusticité assumée (Baco noir, Saint-Côme) : bouche ferme, tanins accrocheurs dans leur jeunesse, dominante fruitée, végétale selon la maturité ; nez de violette ou d’épices pour le Saint-Côme.
  4. Finales salines ou minérales : rappel du terroir calcaire ou sablonneux, signature souvent plus marquée que sur les cépages internationaux.

Réapprendre à goûter ces vins, c’est refuser la standardisation, préférer l’émotion vraie à l’effet facile, retrouver le goût du temps long et du hasard heureux.

Éveiller les mémoires et nourrir l’avenir

Le Gers, comme tant de terroirs, a laissé certains de ses cépages dormir dans l’ombre. Pourtant, la vigne qui survit cache souvent un trésor sensoriel. La redécouverte des cépages autochtones n’a rien de passéiste : elle invite à repenser notre rapport au vin, à la diversité, à la transmission. Les jeunes vigneronnes, les derniers tenants d’un savoir ancien, les paléontologues de la vigne œuvrent à chaque millésime pour sauvegarder une palette menacée, mais plus vivante que jamais.

Écouter le Gers, c’est réapprendre à lire : déchiffrer les rides du terroir, les parfums d’une grappe, le murmure de l’Arrufiac à l’heure mauve. Puis, un soir, trouver dans un verre de Saint-Côme ou d’Arrufiac cette vibration rare, ce quelque chose d’indéfinissable, qui n’appartient qu’à ici – ce goût de grabieou, peut-être.

Sources principales : BNIA (Bureau National Interprofessionnel de l’Armagnac), INAO, FranceAgriMer, Sud-Ouest Viti, Conservatoire du Vignoble Armagnacais, Vins du Sud-Ouest, Interprofession des Vins Côtes de Gascogne.

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